La "Normandie" de mon père

mercredi 23 janvier 2013
par  Jean-François ADNET
popularité : 42%

La NORMANDIE de mon père…
Gadzart de la vieille génération (1915), incollable en mécanique, capable de démonter son automobile de A à Z (et de la remonter…), mon père, après Hotchkiss, avait opté pour le haut de gamme Licorne, la Normandie.
Il aimait rappeler ses arguments : sécurité d’un châssis, volumineux moteur avec double carburateur, boîte quatre vitesses, démarrage par le fameux dynastar, la différenciaient de la "banale" Citroën, qu’il qualifiait de "voiture de tout le monde".
Sans parler de ce volant à droite, signe extérieur de grand tourisme à une époque où les "routes jaunes" étaient encore le plus souvent étroites et non goudronnées.
Et il est vrai qu’avec sa jolie carrosserie café-noisette et son intérieur havane, la 646-YC1 ne manquait pas d’allure.
Elle était née, hélas ! au mauvais moment : fin 38 début 39.
Son premier parcours, essentiel, consista à mettre la famille à l’abri et à la ramener au bercail après le désastre : aussi garda-t-elle longtemps le "F" à la peinture rouge, apposé sur l’aile droite par les autorités allemandes au franchissement de la ligne de démarcation.
Avec 4.000 kilomètres au compteur, elle allait passer dix ans en garage mort de 1940 à 1950 où la tant attendue disparition des bons d’essence allait lui faire connaître une nouvelle jeunesse.
Quel objet de rêve et d’adoration pour un petit garçon du même âge que cette voiture toute neuve, en sommeil sur ses cales en bois, attendant des lendemains qui chantent enfin…
"Tu regardes mais tu ne touches pas", interdiction maintes fois transgressée dans l’isolement du garage.
Sa rareté (je n’en ai jamais vu d’autres) fit probablement son bonheur : au contraire de la plupart des Tractions, la Normandie ne fut jamais réquisitionnée, ni par l’occupant, ni par la résistance.
Et vint son jour le plus long ; quand le garagiste enfin vint la sortir de sa torpeur pour révision au printemps 1950 en vue de premières vacances "en voiture", elle démarra au quart de tour… avec une batterie neuve.
Quelle émotion de la voir garée, en attente dans la petite rue, le premier jour de sa remise en route, à la sortie de l’école !
S’en suivirent dix années de vacances familiales, le plus souvent sans rouler l’hiver, illustrées de problèmes techniques divers, car, pour adorée qu’elle fut, la Normandie n’était pas née à l’ère du zéro défaut !
La première panne concerna la bobine, bien compréhensible quand on songe que cet élément parfois capricieux n’avait pas été changé lors du "grand carénage".

Mon père adorait les routes de montagne, autrement difficiles qu’aujourd’hui : on se risquait difficilement par exemple sur la route de l’Izoard, fort impressionnante, où, même avec un véhicule braquant sensiblement mieux que son sosie chevronné, il fallait manoeuvrer dans certains lacets.
Alors vinrent les manifestations subtiles et perverses du vapour lock, arrêtant tout au moment le moins opportun pour un garage de fortune.
Seule solution : attendre… Parfois longtemps, avec un moteur tendant à l’échauffement.
Pour éviter ce fâcheux phénomène, et afin que le ventilateur tourne plus vite, il fallait rouler le plus possible en première et seconde, vitesses particulièrement bruyantes ; le ventilateur était alors plus efficace, mais… le moteur tournait plus vite aussi et chauffait davantage.
Surtout ne pas s’arrêter, tant pis pour les photos !
Il y eut aussi la rupture spectaculaire de cette hérésie mécanique nommée flector, dont la malheureuse Normandie était munie (mon gadzart de père n’avait pas songé à cette fragilité rédhibitoire).
Où trouver un flector de Licorne, dans les années 55 ? Un vieux flector de B14 ne faisait qu’à moitié l’affaire, et il fallut un jour faire refaire la pièce par un excellent mécanicien d’Annonay, spécialiste de camions et de tracteurs. Quelques jours de calme obligé au fond de la France profonde, avec l’inconfort du car… Citroën pour aller rechercher la Licorne guérie.
La Normandie, hors ces accès de mauvaise humeur, ne manquait pas néanmoins ses entrées en scène ; rare avant guerre, elle était devenue rarissime dans les années 50, alors que les français recommençaient à s’intéresser à l’automobile, souvent encore objet de fantasme.
Il n’était pas rare qu’elle provoquait un petit attroupement dans quelque village…
"Non ce n’est pas une citron"… Je me rappelle ce cri coloré de joli accent languedocien à la traversée d’un petit bourg, où nous avions provoqué une sérieuse polémique enfantine.
Ayant obtenu mon papier rose en 1958 (dernière leçon avenue de Friedland, où j’assistai au mitraillage de l’Aronde de Jacques Soustelle…), je fis mes premiers pas au volant de La Licorne, quelque peu différente de la Dauphine de mon apprentissage, ne fût-ce qu’en raison de freins mécaniques auxquels il était important de se faire, compte tenu du poids de la voiture.
La Normandie passa finalement aux mains d’un cultivateur de Sucy en Brie (il y avait encore des cultivateurs à Sucy en Brie en 1960 !), elle n’avait même pas 40.000 kilomètres, en fait elle était impeccable, "état concours".
Je l’ai accompagnée pour la dernière fois, non sans un long détour nostalgique dans la forêt de Sénart, chagrin compensé par l’arrivée d’une belle Frégate, évidemment plus moderne. Et depuis…
Combien de fois n’ai-je pas rêvé de la Normandie retrouvée, réentendant le bruit caractéristique de son moteur, déçu au réveil…
Combien de fois, sur les nombreuses compagnes motorisées qui me firent faire depuis plus de deux millions de kilomètres, n’ai-je pas exécuté un bien superflu double débrayage, à la recherche du temps perdu, celui de la Normandie, temps merveilleux, où les vitesses, parfois, craquaient encore…
Jean Fonteneau


Documents joints

Word - 483.9 kio

Agenda

Array

<<

2024

 

<<

Avril

 

Aujourd’hui

LuMaMeJeVeSaDi
1234567
891011121314
15161718192021
22232425262728
293012345
Aucun évènement à venir les 6 prochains mois

Statistiques

Dernière mise à jour

dimanche 14 avril 2024

Publication

740 Articles
Aucun album photo
Aucune brève
Aucun site
4 Auteurs

Visites

26 aujourd’hui
13 hier
99035 depuis le début
1 visiteur actuellement connecté